Le parcours qui m’a menée à l’enseignement a commencé dans mon enfance, alors que je passais du temps sous un manguier, chez moi, à Trinité-et-Tobago, essayant d’enseigner les rudiments scolaires à un groupe hétéroclite d’élèves inanimés : un balai de paille usé et échevelé et plusieurs bols tenaces en émail. Cependant, c’est en 1961, l’année de mes douze ans, à l’occasion de ma première réussite officielle à un examen d’admission postcolonial que j’ai été propulsée sur le chemin universel de l’éducation grâce à une bourse d’études complète me donnant accès à l’école secondaire pour filles la plus prestigieuse de ma région.
Je suis alors devenue un modèle pour les Noirs et la populace. Puisque c’était du jamais vu par chez nous, mes parents estimaient que j’avais le devoir de partager mon don avec les gens de ma région. C’est pourquoi pendant toutes mes études secondaires, j’ai servi d’enseignante particulière à des dizaines de candidats et candidates aux examens. C’est à ce moment-là que j’ai découvert le concept du tutorat par les pairs.
Comme le voulait la coutume dans les Caraïbes pendant les années 1960, les diplômés du secondaire dont les notes obtenues dans le cadre du certificat général d’éducation administré par le Royaume-Uni étaient excellentes, se voyaient accorder un poste en enseignement, malgré l’absence de formation officielle. Par conséquent, j’ai travaillé comme enseignante pendant quelques mois, tout d’abord à l’école primaire de mon village, puis à une école secondaire de Tobago. Je n’y ai pas travaillé longtemps parce que je me suis mariée cette année-là et que mon nouveau statut conjugal me permettait d’immigrer au Canada grâce au système de points d’appréciation. C’était en 1967.

Mon parcours m’a amenée, avec mon mari, à Montréal, puis à Vancouver et plus tard à Edmonton. Cela dit, ce n’était pas facile de trouver un emploi, même avec l’aide du programme des services de main-d’œuvre du Canada, organisme gouvernemental aidant les gens à se trouver un boulot. On m’avait dit d’accepter n’importe quel emploi qui se présentait, comme celui de livrer des annuaires téléphoniques, de trier le courrier pour Postes Canada pendant les Fêtes ou de travailler pour la Levi Strauss/Great Western Garment Company[1]. Ma courte période de travail de trois jours à cette entreprise m’a permis d’enseigner l’anglais fonctionnel à mes collègues et d’apprendre un peu la couture. Le Programme des services de main-d’œuvre du Canada a aussi fait appel à mes services comme ambassadrice officieuse auprès des nouveaux immigrants des Caraïbes. Chaque nouveau venu devait venir chez moi pour suivre un grand nombre de cours destinés aux hommes célibataires, qui apprenaient à lire une carte de la ville, à prendre l’autobus, à connaître les horaires, les adresses, etc. Ils y apprenaient aussi comment effectuer certaines tâches ménagères. Le dimanche, ils allaient à l’église catholique du Sacré-Cœur sur la 108e Avenue et la 96e Rue après quoi ils venaient chez moi prendre un repas maison [2]. Cette formule ressemblait beaucoup aux services sociaux catholiques d’aujourd’hui, sauf que j’étais la seule à offrir ces services.
Comme premier emploi, je lavais de la vaisselle à un collège. Plus tard, j’ai appris de mes collègues qu’avant d’occuper cet emploi, le cuisinier avait demandé à mes collègues grecs et ukrainiens si le fait de travailler avec une Noire les dérangeait. Dès ma première semaine au lavage de vaisselle, j’ai délaissé cette tâche pour aider les étudiants du campus à faire leurs devoirs.
Lors d’une entrevue pour un poste en usine de conditionnement de la viande, la réceptionniste s’était fait un devoir de crier à l’interviewer : « Il ne reste qu’une seule candidate ici, mais elle est Noire. C’est donc tout pour vous aujourd’hui. » Elle m’avait fait un sourire, sachant fort bien qu’elle n’avait pas besoin de me dire de quitter les lieux. Après plusieurs incidents de ce genre, je me suis préparé une réponse standard à une question que je me faisais souvent poser en entrevue : « Comment vous sentez-vous du fait d’être Noire dans…? » Ma réponse était la suivante : « Je ne sais pas, j’ai toujours été Noire. Comment vous sentiriez-vous? » Pendant cette période où je passais d’un emploi à l’autre, j’avais toujours comme objectif de me trouver un emploi en enseignement.
Étant incapable de me dénicher un emploi, j’ai décidé d’accompagner mon mari à Whitecourt, où il avait accepté un poste d’enseignant en guitare à une école de musique privée. J’ai profité de l’occasion pour enseigner l’accordéon afin de parfaire mes compétences musicales et de mieux comprendre les parents et les enfants de la société canadienne. Toutefois, les qualifications me permettant d’enseigner dans le système scolaire public d’Edmonton m’échappaient toujours. J’avais fait évaluer mes relevés de notes du secondaire, ce qui m’avait donné l’équivalent d’une 11e année seulement. Par hasard, j’ai trouvé un moyen d’être acceptée pour faire des études postsecondaires : j’ai fait les examens menant au diplôme à titre d’élève privée, auxquels j’ai obtenu d’excellentes notes, ce qui m’a valu une bourse d’études substantielle pour ma première année d’étude à la faculté de l’éducation de l’Université de l’Alberta. Je me suis spécialisée en enseignement de l’anglais et en adaptation scolaire. Un peu plus tard, j’ai abandonné cette spécialisation pour opter pour le français après avoir appris que les élèves en adaptation scolaire n’étaient pas intégrés au système scolaire parce qu’ils étaient institutionnalisés à l’époque.

En 1971, lors d’un examen de mi-session, les étudiants devaient valider la théorie d’Arthur Jensen, qui était alors très populaire. Selon cette théorie, les personnes de descendance africaine n’étaient pas aussi intelligentes que les Blancs, et ce, pour des raisons biologiques. J’ai décidé de ne pas répondre à cette question répréhensible, ce qui m’a valu la mention « incomplet » sur mon relevé de notes. L’année suivante, dans le cadre d’un cours sur l’anglais victorien, mon intelligence a encore une fois été remise en question lorsqu’un devoir valant beaucoup de points a été mis en doute, ce qui m’a valu d’être questionnée quant à son originalité. Même si mon professeur avait vainement cherché les sources de mon prétendu plagiat, la présence de modifications apportées à mon propre travail et les emprunts de mes réponses textuelles à mon essai ont entraîné cet échec. On m’a dit : « Même si votre essai mérite plus qu’un « 9 », vous échouez parce que vous êtes incapable de rédiger un tel texte. » Une audience avec le doyen de l’éducation m’a permis d’obtenir une note de « 5 », sans plus, parce que mon professeur avait déclaré que mon texte « valait mieux qu’un échec ». Malgré la soi-disant « mauvaise qualité » de mon essai, elle a suivi mes progrès dans chacun des cours d’anglais que j’ai suivis afin de dire à mes professeurs que je « trichais », d’après leurs dires.
Pendant mes quatre années d’études universitaires de premier cycle et, par la suite, j’ai été la cible de racisme constant, mais jamais au point de m’empêcher de devenir enseignante. J’ai continué de faire profiter la communauté noire de mes compétences en enseignant la culture et la vie canadiennes à une cinquantaine d’éducateurs tanzaniens. Ces derniers avaient été amenés à la faculté de l’éducation pour un programme d’aide en enseignement de deux ans, en 1973.
Dès que j’ai terminé mes études avec très grande distinction, je me suis mise à faire des demandes d’emploi auprès de chaque conseil scolaire d’Edmonton et des environs pour faire de la substitution. Ce printemps-là, je n’ai jamais été sans emploi, puisque je travaillais selon le principe « premier arrivé, premier servi ». Entre-temps, j’ai fait des demandes de postes permanents à plein temps aux mêmes districts scolaires. Je me suis fait offrir plusieurs contrats, mais au bout du compte, j’ai accepté un poste dans une école secondaire premier cycle auprès du conseil scolaire catholique d’Edmonton.

Image gracieuseté de l’auteure.
Mes études, dès l’enfance, ainsi que mes années comme enseignante à l’école secondaire en anglais langue seconde, conseillère en orientation et, plus tard, conseillère pédagogique étaient entièrement eurocentriques. À un moment donné, un ami autochtone m’a dit que ça coûtait cher d’étudier pour devenir ministre du Culte chrétien parce qu’il était obligé d’apprendre à vivre dans le monde de l’homme blanc pour ensuite le désapprendre afin de redevenir la personne autochtone qu’il avait déjà été. Il avait fini sa phrase en me disant : « Tu sais ce que je veux dire, non? » J’avais effectivement compris.
Après avoir atteint mon premier objectif, je me sentais comme lui : les études que j’avais faites jusqu’à ce moment-là m’avaient enseigné à me dévaloriser. Depuis les manuels scolaires de mon enfance coloniale dans lesquels les Noirs étaient illustrés comme moins que des personnes jusqu’à la manière dont les Noirs étaient traités par les médias, je me suis rendu compte que nous étions considérés comme des citoyens de seconde classe. Je ne voulais pas que mes enfants, ou n’importe quel enfant, subissent ce même sort. « Leurs » histoires à notre sujet n’ont jamais été « nos » histoires. Le seul « mésavantage », c’était que mes études m’avaient préparée à faire face au monde eurocentrique du Canada. Afin de redresser les erreurs de la colonisation complète, je suis retournée dans les Caraïbes pour travailler avec le Caribbean Examination Council Administrators. J’ai fait cela pour que les prochaines générations aient un meilleur sentiment de « soi ». Cela a été ma mission pendant dix ans. À Trinité et plus tard à Bélize, j’ai enseigné à l’école secondaire tout en continuant de servir la communauté d’autres manières. À Bélize, j’ai mis sur pied un programme de littératie pour les parents de mes élèves, je leur ai montré comment créer une entreprise artisanale de mise en conserve des fruits qui poussent chez eux et j’ai exercé des pressions, avec succès, sur le gouvernement pour que les gens bénéficient de services comme l’eau potable et l’électricité.

Quand je suis revenue au Canada en 1989, j’ai remarqué que, même si la population canadienne de souche africaine avait beaucoup augmenté, les programmes d’études n’enseignaient toujours pas l’histoire des Noirs, à une exception près. Outre ma fonction d’enseignante, je suis également la cofondatrice et la dirigeante de l’organisation Council of Canadians of African and Caribbean Heritage. Nous avons créé un programme de mentorat avec des éducateurs qui partagent nos convictions. Au début, mon objectif consistait à faire en sorte que les étudiants des 3e et 4e années du postsecondaire possédant de l’expérience vécue comme Noirs au sein du système scolaire canadien offrent du tutorat personnel aux étudiants d’années inférieures tout en bénéficiant de l’expertise d’enseignants noirs les accompagnant dans leur démarche. Pour commencer, tous nos tuteurs travaillaient bénévolement. Au fil du temps, j’ai réussi à leur faire gagner un revenu pour le temps qu’ils consacraient à mon programme, comme s’ils avaient travaillé ailleurs dans des postes de débutants.
Les tuteurs ont suivi des ateliers sur des sujets comme l’établissement de rapports avec les étudiants, l’enseignement de la lecture efficace, une éthique du travail saine, la pédagogie de différentes matières et la culture afro-caribéenne. Puisqu’ils étaient de souche africaine, ils ont appris les uns des autres. Pour leur part, en plus de voir leurs notes s’améliorer, les élèves disposaient d’une oreille attentive pour parler de leurs préoccupations en plus d’avoir accès à de bons modèles.
Le tutorat offert par le CCACH portait fruit en ce sens que les élèves amélioraient non seulement leurs notes, mais aussi leur estime de soi. Je veux vous donner un exemple de racisme : un élève à l’humeur maussade s’est présenté au tutorat en disant ceci à son tuteur : « Je ne veux pas que vous m’en montriez trop parce que mon professeur n’aime pas ça. » Après avoir posé des questions à cet élève et discuté avec sa mère, nous avons su que son bulletin scolaire avait été mis de côté parce que c’était le seul élève à avoir eu une note de 100 % en mathématiques. Même s’il avait expliqué qu’il avait des cours particuliers, le personnel avait présumé qu’il avait eu accès aux réponses de son enseignant. Ce n’était évidemment pas le cas. Même après que les superviseurs du programme ont défendu l’élève auprès de son enseignant et du directeur de l’école, ils lui ont accordé ses notes avec réticence, si bien que l’élève a continué d’être victimisé.


Il fallait aussi lutter contre les stéréotypes négatifs qui étaient la norme dans le système d’enseignement. Malgré les tentatives de faire intégrer des cours d’histoire des Noirs au programme d’études, les autorités ne cessaient de répéter que ce genre de cours s’avérait en effet nécessaire, sans plus. C’est pourquoi nous avons décidé de créer des cours nous-mêmes. L’occasion s’est présentée lorsque Malcolm Azania, alors étudiant à l’Université de l’Alberta, a créé un concours du genre de Jeopardy sur l’histoire des Noirs à l’intention des membres de l’association des étudiants noirs de l’université. Je me suis entretenue avec Malcolm et j’ai présenté son concours aux élèves des écoles primaires et secondaires. Afro-Quiz venait de voir le jour comme moyen de transmettre de l’information authentique à notre sujet et au sujet des réalisations des Noirs dans notre communauté. À l’intérieur même de leurs classes quotidiennes, je voulais que nos élèves noirs soient capables de lever la main et de dire : « Savez-vous que c’est un Noir qui a pensé à l’idée de prélever le sang du cordon ombilical, qui a inventé les feux de circulation, ou encore, la chirurgie oculaire au laser? » Afro-Quiz a existé à Edmonton pendant presque 30 ans, toujours sous l’égide du CCACH[3]. Parmi ses participants assidus, notons des élèves autochtones de l’école Prince Charles qui ont connu ce concours grâce à une enseignante et psychologue noire du nom de Delores Jack. Grand nombre de ses élèves ont fini dans les trois premières places du concours. À un certain moment donné, j’ai trouvé que c’était de l’hypocrisie de notre part que de faire apprendre aux élèves autochtones l’histoire des Noirs alors qu’ils avaient une riche culture qui n’était pas enseignée à l’école. Avec Mme Jack, j’ai discuté de la possibilité de mettre en œuvre un tel concours pour les cultures autochtones, ce qui s’est concrétisé.
Malgré les efforts concertés de la communauté noire visant à faire intégrer une composante d’histoire des Noirs au programme d’études sociales de l’Alberta et, malgré la participation de notre communauté à de nombreux groupes de consultation à l’Université de l’Alberta et au ministère de l’Apprentissage de l’Alberta, ces efforts n’ont toujours pas été couronnés de succès. Jusqu’à maintenant, nous nous sommes simplement fait dire : « Voici des ressources pour les enseignants. Ils peuvent s’en servir comme ouvrages de référence. »
La lutte se poursuit… Je vais continuer de nous instruire à notre sujet.
Jeannette Austin-Odina © 2021
[1] http://gwgpiecebypiece.ca/en/history/edmonton.html.
[2] Le premier dimanche ayant suivi notre arrivée, mon mari, un de ses amis et moi avons essayé d’aller à l’église francophone en face de l’église Sacré-Cœur, l’église de l’Immaculée-Conception. Toutefois, avant même que nous ayons la chance de nous asseoir au fond de l’église, le prêtre nous a accostés et, sans nous saluer ou nous poser de questions, il nous a dit : « Ce n’est pas votre église. Votre église est là-bas. » Il nous a alors montré du doigt l’église se trouvant de l’autre côté de la rue. Nous avons ramassé nos livres de prières et sommes partis. Voir https://sacredpeoples.com/history/.
[3] Fatsani et Melody parlant de l’Afro-Quiz à la chaîne Global : https://globalnews.ca/video/3989148/afroquiz-2018-fundraiser-january-27th. Extrait de l’Afro-Quiz où Jeannette parle de la longévité de ce concours : https://www.youtube.com/watch?v=OFzGUBiUW74.