Avertissement : Veuillez noter que cet article fait allusion à la violence à l’égard des Noirs, à la brutalité et à la suprématie blanche. Une référence à un acte précis de violence à l’égard des Noirs figure juste après l’annonce en noir et blanc de l’Harlem Chicken Inn.
Un immense immeuble de style brutaliste occupe un pan de l’histoire des Noirs d’Edmonton. Ce qui est maintenant un poste de sécurité de la Cour du Banc de la Reine était jadis la porte d’entrée principale de l’Harlem Chicken Inn de Hattie Melton. Pour les habitués de la place cependant, c’était « chez Hattie », d’après le nom de sa propriétaire, Hattie Melton. Ce restaurant, lieu de prédilection pour la nourriture du Sud et la nourriture de l’âme, a attiré des gens de tous horizons, allant des Harlem Globetrotters au maire William Hawrelak. Pendant un quart de siècle, le restaurant de Hattie a servi d’escale indispensable aux Afro-Américains en visite des États-Unis, sans compter que de nombreux Noirs d’Edmonton y ont amorcé leur carrière.
La vie de Hattie Melton a été caractérisée par un univers de malheurs, tout d’abord en Oklahoma, puis à Amber Valley, en Alberta. Mais avant d’explorer sa vie des plus saisissantes, il ne faut pas oublier d’évoquer l’importance de la nourriture dans la culture noire. Michael Twitty, journaliste d’Afroculinaria et chef cuisinier, a écrit que les gens du Sud s’en remettent à la nourriture pour se définir, pour définir les autres et pour raconter leur passé. Souvenirs, célébrations, deuils : tous ces rites sont ponctués de diverses habitudes alimentaires.

La cuisine de Hattie Melton a mis en vedette de nombreux mets du Sud, allant des beignets de maïs aux biscuits à la sauce, en passant par le barbecue et son célèbre poulet frit. Ces mets prenaient du temps à préparer à partir de zéro. LeRoy Williams, neveu de Hattie Melton, se souvient de la friture des beignets de maïs. « Ces beignets étaient sa signature, raconte-t-il. Quand d’autres restaurants du quartier ont vu à quel point ils remportaient du succès, ils ont essayé de l’imiter, mais rien de s’y comparait. »
Les recettes de Hattie Melton étaient des secrets bien gardés, non sans raison. Dans les années 1960, une foule de restaurants de poulet a vu le jour à Edmonton, tous dans le dessein d’imiter le style de poulet frit du Sud de Hattie Melton. LeRoy Williams raconte que sa tante Hatt, comme il l’appelait affectueusement, avait un très grand sens des affaires. Il sait aussi qu’elle a joué un grand rôle dans la création d’emplois et la préparation de nourriture au sein de la communauté. Des dizaines d’Edmontoniens noirs ont compté sur elle pour se dénicher un emploi. Au Chicken Inn, les pauvres côtoyaient les riches. Il s’agissait peut-être de l’un des endroits les plus intégrés d’Edmonton. C’était aussi un lieu de rassemblement pour les grands noms de la musique d’Edmonton, comme Big Miller et Tommy Banks, de fidèles clients.
Hattie Melton, de son nom de naissance, Hattie Robinson, est née à Clearview, Oklahoma, en 1903. Ses parents étaient venus de l’Oklahoma, anciennement appelé le territoire indien, en provenance du Grand Sud dans le cadre d’un mouvement visant la création d’une patrie noire pour les descendants de personnes asservies.
Clearview était l’un des cantons noirs prospères du territoire indien, mais quand l’Oklahoma a été déclaré État en 1907, les conséquences ont été désastreuses. Les lois de Jim Crow qui ont poussé les Afro-Américains à quitter le Grand Sud faisaient désormais force de loi en Oklahoma. En 1910, l’Oklahoma a adopté une clause de droits acquis dans la loi de l’État en vertu de laquelle il était presque impossible pour les Noirs d’exercer leur droit de vote. Par ailleurs, Oklahoma avait la distinction douteuse d’être le seul État à faire de la ségrégation dans ses cabines téléphoniques.

Un lynchage particulièrement brutal dans les environs, à Okemah, avait terrorisé les habitants de Clearview. Une mère et son fils de 14 ans avaient été pendus sur un pont. Des Blancs avaient créé des cartes postales de cet événement et les avaient distribuées dans les cantons noirs. Pour de nombreux habitants de Clearview, c’était la goutte qui a fait déborder le vase. Des centaines de Noirs de l’Oklahoma, comme la famille de Hattie Robinson, se sont enfuis au Canada, où ils ont été assujettis à d’autres indignités à la frontière. Sachant que de nombreux Noirs cherchaient à se réfugier au Canada, des représentants du Canada usé de divers stratagèmes pour bloquer le passage aux migrants. Des impôts de capitation et des inspections sanitaires arbitraires ont été imposés tandis qu’à Edmonton, des citoyens de marque essayaient d’exclure les Afro-Américains.
Malgré les embûches, de nouveaux cantons noirs florissaient. La famille de Hattie Robinson s’est installée à Amber Valley, mais juste au moment où les choses semblaient rentrer dans l’ordre, les parents de Hattie sont tous deux tombés gravement malades. Elle a été envoyée à Calgary à l’adolescence, où elle logeait dans une maison de chambres dirigée par un dénommé Peter Melton. Le frère de Peter Melton, Bob, avait ouvert un restaurant appelé le Chicken Inn à l’intention des cheminots noirs. Selon l’auteure Cheryl Foggo, le Chicken Inn était un « lieu bruyant » animé par le jazz, la boisson forte, la danse et, bien sûr, par de la délicieuse nourriture.
Hattie Robinson a épousé Peter Melton et a commencé à faire la cuisine au Chicken Inn. Son mariage s’est avéré difficile. Selon Jimmy Melton, Peter Melton était un homme solitaire et coléreux qui travaillait sans cesse. À un moment donné, Hattie et sa fille Myrtle ont décidé de quitter Calgary et d’entreprendre une nouvelle vie à Edmonton, où elles se sont installées dans une modeste maison de plain-pied en brique à l’est du centre-ville. Cette maison se dresse toujours sur la 86e Rue, presque dans l’ombre du stade Commonwealth.

À l’époque, les débouchés des Noirs se faisaient rares dans l’Ouest canadien. Les emplois sur le chemin de fer et dans les usines de conditionnement de la viande étaient courants, mais peu d’entrepreneurs osaient se lancer en affaires à Edmonton, une ville reconnue pour son racisme institutionnel. Même après que la présence du Ku Klux Klan se soit atténuée ailleurs dans les années 1920, ce dernier est resté suffisamment fort à Edmonton pour que dans les années 1930, le maire Dan Knott entretienne une relation étroite et ouverte avec cet organisme prônant la suprématie blanche. De nombreux Noirs vivaient à proximité du parc Borden, mais ils ont été la cible de ségrégation à la piscine du parc, entre autres.
Pour mettre tout cela en contexte, Hattie Melton était une femme noire célibataire qui avait décidé d’ouvrir son propre commerce alors que la ségrégation était la norme et que les suprémacistes blancs dominaient la politique locale. Cette situation ne l’avantageait guère. Il est possible qu’elle ait été la première femme noire à être propriétaire d’un commerce en ville, bien que les archives ne soient pas claires à ce sujet. Hattie Melton a commencé à faire de la publicité dans l’Edmonton Journal en 1948, ce qui lui a valu une bonne clientèle sans trop tarder. L’arrivée de milliers de soldats américains n’a aussi pas fait de tort à son restaurant.
La nourriture du Sud, comme le fait remarquer l’auteur en restauration, Michael Twitty, est une expression générique qui englobe la nourriture de l’âme, deux types de nourriture servis chez Hattie. Le tamal épicé, les beignets de maïs et le poulet frit permettaient aux gens de Sud de retrouver un goût de chez eux[1]. Entre les années 1940 et le début des années 1970, le restaurant de Hattie Melton a déménagé à maintes reprises, pour finir par fermer ses portes dans les années 1970. Chaque déménagement l’a rendu plus visible et lui a permis d’être de mieux en mieux accepté par les Blancs d’Edmonton. Le dernier emplacement de l’Harlem Chicken Inn se trouvait à un coin de rue de l’Hôtel de ville, à l’angle de la 98e Rue et de la 103e Avenue. LeRoy Williams se souvient d’avoir servi du poulet au maire Hawrelak à maintes reprises.

S’inspirant du Chicken Inn de Calgary, Hattie Melton a décidé de transformer son restaurant en centre de vie nocturne au lieu d’en faire un simple restaurant. Le cœur de la vie sociale des Noirs d’Edmonton se trouvait à l’église baptiste Shiloh, où soupers, danses et événements de toutes sortes avaient lieu, en plus de la messe. Comme l’ont fait remarquer de nombreux chercheurs afro-américains, le va et vient entre le sacré et le séculaire est un cachet de la tradition musicale noire américaine. Avec l’église Shiloh, les Noirs d’Edmonton bénéficiaient de l’élément sacré, tandis que le restaurant de Hattie offrait un lieu public séculier pour le jazz, le blues et la musique soul.
Les heures d’ouverture du restaurant attestaient de sa popularité chez les musiciens de la ville et les amateurs de la vie nocturne. Pendant des années, le restaurant était ouvert de midi à 5 heures du matin[2]. Il est devenu le carrefour d’une scène de jazz et de blues en plein essor à Edmonton : Clarence « Big » Miller et Tommy Banks étaient des habitués de la place et de fervents admirateurs du restaurant. Debbie Beaver a fait remarquer que Tommy Banks est tombé amoureux du jazz alors qu’il fréquentait le restaurant. Le musicien gospel LeVero Carter a raconté dans un balado du Musée royal de l’Alberta que le restaurant de Hattie Melton était un lieu de prédilection des futurs musiciens de la région, mais que sa nourriture en était l’attrait principal. « C’était assez bon pour écrire à sa mère », disait-il. Quand Pearl Bailey s’est donnée en spectacle au Northern Jubilee Auditorium en 1961, elle s’est fait un devoir d’aller au Harlem Chicken Inn, tout comme l’ont fait les Harlem Globetrotters. Les joueurs noirs américains de l’équipe de football d’Edmonton à la recherche d’un goût bien de chez eux étaient également des habitués de la place.
« L’Harlem Chicken Inn remportait un succès fou, mais pour Hattie Melton, la mission consistait surtout à améliorer le cadre de vie de la société. À l’instar de nombreux autres Edmontoniens, LeRoy Williams a décroché son premier emploi chez Hattie Melton. En ville, tous les gens savaient qu’ils pouvaient compter sur Hattie pour un repas. Au moins une fois un résidant affamé a profité de sa générosité. La police avait signalé au Journal qu’un homme était entré par la porte principale, avait agrippé une assiette de steak et de patates puis s’était sauvé par la porte d’en arrière pour déguster son repas.

Avant la fin de ses jours, Hattie Melton avait réussi à créer un rare établissement interracial où rayonnait la musique locale, un établissement qui donnait à cette ville du Nord un goût du Sud. Pourtant, à sa mort en 1969, son apport à la société était passé plutôt inaperçu. Même si elle avait fait de la publicité dans l’Edmonton Journal pendant un quart de siècle, le journal a publié la nouvelle de son décès dans une petite annonce et non pas dans un avis de décès.
Il n’y a pas d’enseigne, de plaque ou de nom de rue commémorant Hattie Melton ou son restaurant de renom. Pourtant, le souvenir collectif de « chez Hattie » reste ancré dans l’esprit de ceux et celles qui ont eu la chance de savourer sa nourriture ou de travailler dans sa cuisine.
Russell Cobb, PhD © 2021
Lire L’Ouest des Noirs : les hommes libres de l’Oklahoma cherchent refuge en Alberta, partie 1.
Lire L’Ouest des Noirs : les hommes libres de l’Oklahoma cherchent refuge en Alberta, partie 2.
[1] Les tamals épicés peuvent sembler inhabituels pour les personnes qui ne connaissent pas bien la nourriture du Sud, mais ces délices de farine de maïs font partie de l’alimentation d’États comme le Mississippi et le Texas depuis le 19e siècle.
[2] « Hatti’s Harlem Chicken Inn », balado Intangible Alberta, le 2 février 2020.